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BSD, CC-BY, domaine public : promenade au pays des licences

De l’influence du logiciel libre sur la sur-consommation d’aspirine.
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Droit et licences

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–  dimanche 12 mars 2006, par Antoine Pitrou

S’il est commode de diviser le paysage juridique du « libre » en grandes catégories selon les droits accordés (libre copyleft, libre non-copyleft, etc.), une telle division donne souvent l’impression perverse qu’il n’est pas besoin d’étudier individuellement les régimes de mise à disposition.
Nous menons ici une étude comparative de trois de ces régimes juridiques supposés « équivalents » et montrons que les différences ne peuvent être négligées. Nous prouvons ainsi qu’il est important de s’enquérir avec attention de la formulation juridique des licences, au lieu de se contenter de simples opinions répandues à leur sujet.

Notre comparaison porte sur trois régimes de mise à disposition : licence BSD, licence Creative Commons « BY » (ou « Paternité » en français), mise sous domaine public. Bien que la licence BSD soit en général appliquée à des oeuvres « logicielles » et la CC-BY à des oeuvres « artistiques », les termes de ces deux licences sont suffisamment génériques pour rendre la comparaison utile et instructive. La simplicité théorique de ces trois régimes nous rend la tâche plus aisée que si l’on devait comparer des licences copyleft.

Nous considérons plus précisément les trois cas de figure suivants :

  • La licence BSD contemporaine, et non la version originale dont une clause particulière (dite clause de publicité) était fréquemment décriée.
  • La licence CC-BY 2.0 à la fois dans sa version originale et son adaptation française : nous nous intéressons bien évidemment au code juridique (« legal code ») et non à sa présentation simplifiée (« human code ») qui n’a, rappelons-le, aucune valeur juridique.
  • Le placement volontaire, par son auteur, d’une oeuvre dans le domaine public.

Qu’est-ce que le domaine public ?

Malgré un malentendu fréquent provoqué par des raccourcis de formulation, le domaine public n’est pas une licence juridique. Le domaine public est, au contraire, l’état dans lequel se trouve une oeuvre qui a été définitivement libérée du monopole exclusif d’exploitation conféré à son auteur : au lieu que l’auteur impose des conditions précises, toutes conditions sont levées à l’exploitation de l’oeuvre.

Il peut y avoir deux raisons à la présence d’une oeuvre dans le domaine public : soit l’auteur a abdiqué volontairement ses droits sur l’oeuvre, soit ils ont expiré selon les termes du Code de la Propriété Intellectuelle (en raison, le plus souvent, de l’expiration des délais légaux de protection).

Toutefois, dans le droit français, le droit moral de l’auteur — aussi appelé droit extra-patrimonial — ne cesse de s’appliquer même pour les oeuvres du domaine public. Ce droit moral (qui est incessible, inaliénable et éternel) tient en quatre points :
 le droit de divulguer l’oeuvre (permettre à l’oeuvre d’être accessible au public) ;
 le droit à la paternité de l’oeuvre (l’auteur a le droit de voir son nom cité lorsque son oeuvre est diffusée) ;
 le droit au respect de la qualité de l’oeuvre ;
 le droit de retrait et de repentir (l’auteur a le droit de retirer son oeuvre de la sphère publique).

Il faut noter que ce droit moral n’existe que dans quelques pays. Ainsi, il n’est pas reconnu dans le droit anglo-saxon basé sur le copyright.

Comparaison des trois régimes

1. La restriction de paternité

La CC-BY impose de mentionner la paternité de l’oeuvre, c’est-à-dire le nom du ou des auteurs de l’oeuvre (s’ils sont connus, bien sûr). La licence BSD a une exigence légèrement différente, qui est de ne pas retirer la mention du copyright. Le détenteur du copyright n’est pas toujours l’auteur, mais peut être une personne qui a « acheté » l’ensemble des droits sur l’oeuvre. La mention de copyright peut ainsi masquer les contributions individuelles derrière le nom de l’éditeur ou du commanditaire, au contraire de la mention de paternité.

En droit français, le droit moral — qui s’applique jusque dans le domaine public — peut faire ressembler la clause de paternité « BY » à une redite. Mais il y a deux différences importantes :
 la clause « BY » est imposée explicitement aux récipiendaires, ce qui affirme sans ambiguïté la volonté de l’auteur sur ce point, au lieu de laisser planer le flou dans le cas d’une oeuvre mise volontairement dans le domaine public ;
 surtout, la clause « BY » est valable à l’international, aussi loin que s’applique la convention de Berne sur le droit d’auteur ; au contraire, le droit moral de l’auteur ne peut s’appliquer que dans les quelques pays qui le reconnaissent.

Bien sûr, ces deux remarques sont aussi valables pour la clause de copyright de la licence BSD.

2. La référence à l’oeuvre originelle

La clause Creative Commons BY est un peu plus complète que la simple mention de paternité. En cas d’oeuvre dérivée, elle impose de donner un lien vers l’oeuvre originale et de décrire brièvement la nature des modifications : « [...] to the extent reasonably practicable, the Uniform Resource Identifier, if any, that Licensor specifies to be associated with the Work, unless such URI does not refer to the copyright notice or licensing information for the Work ; and in the case of a Derivative Work, a credit identifying the use of the Work in the Derivative Work (e.g., "French translation of the Work by Original Author," or "Screenplay based on original Work by Original Author"). »

Au contraire, ni la licence BSD ni le droit moral n’imposent une telle mention.

3. La conservation de la licence

La licence juridique (qu’elle soit CC-BY ou BSD) doit être reproduite en entier avec toutes ses clauses — par exemple l’absence de garantie liée à l’exploitation de l’oeuvre.

D’autre part, contrairement à une opinion commune, on n’a pas le droit, stricto sensu, de proposer une oeuvre CC-BY sous une autre licence : « You may not offer or impose any terms on the Work that alter or restrict the terms of this License or the recipients’ exercise of the rights granted hereunder. You may not sublicense the Work ». Cette restriction est levée pour les oeuvres dérivées, ce qui crée une légère incertitude quant à savoir à partir de quand l’apport créatif est suffisamment important pour considérer une oeuvre comme dérivée et non simplement issue de l’original.

Par contre la licence BSD, si l’on en croit le site de l’OSI, est parfaitement équivalente à la licence MIT qui mentionne explicitement le droit de « sous-licencier » l’oeuvre, c’est-à-dire de la redistribuer sous une autre licence en conservant également la licence d’origine. [1]

Quant au domaine public, il ne présente ici aucune contrainte hormis celles, déjà mentionnées, du droit moral.

4. Restrictions particulières (anti-DRM)

La licence CC-BY contient des clauses juridiques plus complexes que la simple BSD. Elle présente en particulier une disposition prohibant les Mesures Techniques de Protection dès lors qu’elles entravent le libre usage de l’oeuvre tel que défini par la licence :
« You may not distribute, publicly display, publicly perform, or publicly digitally perform the Work with any technological measures that control access or use of the Work in a manner inconsistent with the terms of this License Agreement ».

Destinée à lutter contre l’imposition de dispositifs de restriction iniques (DRM), cette clause a été critiquée pour sa formulation beaucoup trop vague par le projet Debian, qui considère pour cette raison l’ensemble des licences Creative Commons comme non-libres.

5. Variations régionales et restrictions supplémentaires

Dans l’adaptation française de la CC-BY (et non dans la version originale), on trouve une disposition supplémentaire traitant des organismes de gestion collective : « Dans le cas où une utilisation de l’Oeuvre serait soumise à un régime légal de gestion collective obligatoire, l’Offrant se réserve le droit exclusif de collecter ces redevances par l’intermédiaire de la société de perception et de répartition des droits compétente. Sont notamment concernés la radiodiffusion et la communication dans un lieu public de phonogrammes publiés à des fins de commerce, certains cas de retransmission par câble et satellite, la copie privée d’Oeuvres fixées sur phonogrammes ou vidéogrammes, la reproduction par reprographie. »

Ce paragraphe introduit une insécurité juridique sur deux plans :
 En permettant une application dérogatoire des termes de la licence sans obliger l’auteur à en informer le récipiendaire, il permet de faire passer pour libres des oeuvres non-libres (un « droit exclusif » de rémunération est accordé à l’originataire de l’oeuvre, ce qui est contraire au critère du libre de pouvoir faire libre commerce de l’oeuvre). En recevant une oeuvre sous CC-BY version française, on ne peut pas déterminer avec certitude quels droits nous accorde la licence.
 En instaurant une restriction spécifique à l’adaptation française de la licence, il rend la situation incertaine et dangereuse quant à l’application internationale de la CC-BY : quelle version s’applique dans quelle situation ? Cette différence n’est précisée nulle part dans les résumés destinés par Creative Commons à soulager l’utilisateur de la lecture des textes juridiques.

On est loin ici du domaine public et de la simplicité des stipulations de la licence BSD.

6. Résiliation des droits conférés par la licence

La CC-BY contient une clause qui résilie tous les droits conférés par la licence à l’utilisateur si celui-ci vient à violer l’une des clauses. L’effet de cette résiliation est pour nous ambigu : mettons que nous nous voyions supprimer nos droits afférents à l’oeuvre A, pouvons-nous cependant récupérer l’oeuvre B dérivée de A et bénéficier de ces droits sur l’oeuvre B ? Si B contient intégralement A, alors la résiliation est totalement inefficace.

Conclusion

On peut tirer trois enseignements de ce comparatif :

  1. Le diable est dans les détails : malgré une similitude apparente, les trois régimes exposés sont nettement différents et peuvent receler des subtilités insoupçonnées qui peuvent entraîner une insécurité juridique.
  2. Il faut toujours lire le texte juridique d’une licence, en particulier si vous comptez l’apposer sur l’une de vos créations : la présentation simplifiée sous forme de pictogrammes des licences Creative Commons est trompeuse.
  3. Plus le texte juridique est long, plus la licence est complexe à appréhender ; elle l’est encore plus si elle fait l’objet d’adaptations régionales (au lieu de simples traductions) avec des restrictions à géométrie variable.

[1Nous admettons à ce point de l’analyse que nous sommes incapables de déterminer cette propriété par nous-mêmes dans le texte de la licence BSD, d’où la confiance accordée par défaut aux conclusions de l’Open Source Initiative.

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