On nous bassine régulièrement avec l’adoption du logiciel libre dans l’administration publique : il semble que chaque initiative doive faire l’objet d’une démarche publicitaire minutieuse. L’information telle qu’elle parvient au public témoigne souvent d’un curieux mélange des genres : entre rationalité économique, mieux-disant éthique et affichage politicien, il est parfois difficile de savoir quelle a été la motivation réelle du projet.
On nous dit que « l’argent public ne doit payer qu’une fois ». Dans certains cas, peut-être est-ce déjà une fois de trop. Voici un petit tour d’horizon des apports remarquables de l’administration au libre...
Au centre de notre exposé, le cas récent de Libresource - « plate-forme de travail collaboratif de seconde génération destinée au développement logiciel et à la gestion de communautés distribuées » - sera mis en parallèle avec
deux projets emblématiques de la tendance à clamer haut et fort son envie de « faire du libre » :
– SPIP-Agora, fork hostile et privatif d’un projet communautaire que certains prétendirent métamorphoser en démarche exemplaire de symbiose avec la communauté du libre ;
– la licence CeCILL, licence juridique française similaire à la licence GPL qui réussit à résoudre un problème inexistant (le droit de faire du copyleft en France) tout en exacerbant un problème existant (multiplication des licences copyleft et fragmentation de l’écosystème).
On vous prévient : « LibreSource a été développée dans une approche open source ». Ce qu’on vérifie aisément sur le site Web... L’accès au site de développement nécessite un accès identifié, on ne peut pas y entrer en anonyme. Pire, une fois l’identifiant créé, on ne peut toujours pas rentrer : « You have not the required [Kernel:READ] permission at URI /ls-dev ». Le développement de LibreSource n’est donc pas visible par le public, même identifié (de façon amusante, cela vous interdit aussi de rapporter des bugs...) ; constat identique pour So6, l’outil de gestion de versions fourni par l’INRIA.
L’approche « open source », dans l’esprit de l’initiative LibreSource, s’accomode donc d’un mode de développement fermé. On retrouve cette caractéristique chez SPIP-Agora, qui fut développé en catimini pendant un an avant d’être finalement rendu public sous la pression de ses propres utilisateurs. Quant à la licence CeCILL, elle n’a jamais fait l’objet d’aucune consultation auprès d’organismes comme la FSF, et prétend combler un besoin qui n’avait jamais été exprimé dans le monde du libre.
Passons à la description fonctionnelle de Libresource :
– « plate-forme de travail collaboratif » : il s’agit de faire des choses à plusieurs sans se marcher sur les pieds. Les logiciels présentant cette caractéristique s’amoncellent sur Freshmeat.
– « de seconde génération » : difficile de savoir de quoi il s’agit, sachant que les différences fondamentales entre les deux « générations » sont passées sous silence.
– « développement logiciel » : jugeant sûrement qu’on n’avait pas trop le choix en outils libres (CVS, Subversion, GNU arch, Bazaar...), l’INRIA a développé son propre logiciel de gestion de versions nommé « So6 ».
– « gestion de communautés distribuées » : gestionnaire de bugs, wiki, forum, mailing-lists. Là aussi, l’existant est pléthorique.
Le but affiché de LibreSource est donc, comme SPIP-Agora et CeCILL, de réécrire ce qui existe déjà dans les boîtes à outils du libre.
Face à la banalité de la justification fonctionnelle, on ne peut que spéculer sur les motivations réelles de cette initiative.
Un message sur Linuxfr, signé de « L’équipe de LibreSource », nous informe que l’objectif serait « d’intégrer toutes ces fonctionnalités de manière homogène et modulaire dans un seul outil et sur une base propre en Java/J2EE ». Considérant qu’ils ont préfére réécrire l’existant au lieu, précisément, de l’intégrer, l’« intégration » est un échec...
alors même que toute distribution Linux bien achalandée réalise déjà l’intégration des fonctionnalités demandées, en agençant dans un ensemble cohérent des composants dédiés.
Quant à la contrainte technique de la « base propre en Java/J2EE », elle ne saurait constituer une motivation pour le financement d’une telle réécriture sur des fonds publics : trac - qui allie notamment wiki, gestion de bugs, gestion de projet et suivi de versions - est-il un projet sale parce qu’il est écrit en Python et qu’il utilise des composants externes comme Subversion ?
Spéculons donc...
– Un acteur individuel cherche-t-il à gagner du galon en « poussant le libre dans l’administration » ? (cas SPIP-Agora)
– Une institution veut-elle être à la mode en se raccrochant aux wagons du libre ? (cas CeCILL avec l’INRIA)
– Veut-on aider une « PME du libre » (la société Artenum) en lui sous-traitant le développement d’un projet « libre » tout en l’autorisant à commercialiser des extensions propriétaires (« LibreSource Entreprise Edition ») ?
Cette dernière possibilité est crédible. En effet, LibreSource « Community Edition » est disponible sous une licence copyleft, la licence QPL. Cela veut dire que la société Artenum, qui reçoit probablement à cet effet les droits patrimoniaux du logiciel, est la seule habilitée à sortir des versions propriétaires (dont les ajouts peuvent être consultés dans la plaquette sus-citée). Il s’agit d’un modèle similaire à la double licence de MySQL... à ceci près que le développement de MySQL est public.
Leitmotiv de ces projets ronflants lancés par l’administration : la France / l’Europe / l’Etat a des besoins hautement spécifiques qu’un bête projet communautaire ne saurait satisfaire. Ainsi SPIP-Agora était-il dédié aux « besoins spécifiques » de l’administration française. La satisfaction de ces besoins se caractérisa par une approche technique désastreuse (à la fois coûteuse en développement et interdisant toute synchronisation avec les développements ultérieurs de SPIP [1]) ; et un autisme tel qu’on ne chercha même pas à prévenir les auteurs du logiciel forké à huis clos par le Service d’Information du Gouvernement.
On pourra pourtant consulter le site web du Premier Ministre, réalisé avec SPIP-Agora : rien d’important là-dedans n’est inaccessible aux possibilités de SPIP. Cela n’empêcha pas une légion de suiveurs d’applaudir bêtement au spectacle d’un fork inutile, boursouflé mais libre - Hosanna ! - faisant laborieusement son chemin dans l’administration.
La licence CeCILL est censée « mettre en conformité » la GPL avec le droit français. Evidemment, rien ne garantit que la CeCILL est bien « conforme au droit français » : c’est l’INRIA qui le dit, cela n’a pas valeur juridique. En même temps, les programmes sous licence CeCILL ne peuvent intégrer du code existant placé sous GPL (puisque la GPL l’interdit). Un peu problématique pour une « GPL à la française »...
Cela n’empêcha pas le ministre Renaud Dutreil d’affirmer que la licence CeCILL était « conforme à notre culture » (sic).
D’après une plaquette de présentation, LibreSource « a pour ambition de devenir une alternative européenne à des outils de développement coopératif tels que Sourceforge/CVS ». Notons déjà un léger mélange : Sourceforge est une plateforme mais aussi un service d’hébergement proposé par la société VALinux ; quant à CVS, c’est un outil logiciel. La nationalité de l’hébergement pose-t-elle problème ? Il est pourtant possible d’installer l’équivalent de la plateforme Sourceforge sur des serveurs situés en France (même l’Adullact a son serveur GForge). Quant aux logiciels, la nationalité des gens qui les développent importe-t-elle ? La documentation de LibreSource, rédigée en anglais, nous indique que ses auteurs n’auraient pas souffert d’un gros handicap linguistique pour communiquer avec des projets internationaux. Et, bien entendu, les besoins européens en matière de travail collaboratif n’ont rien de spécifique qui empêche leur satisfaction dans le cadre d’un projet international.
Ainsi la spécifité nationale ou européenne n’est-elle qu’un prétexte. Ce qui compte, c’est la préférence institutionnelle : permettre à des organismes ou services spécifiques de l’Etat de se faire mousser en dépensant de l’argent dans des projets autoproclamés « logiciel libre » tout en ignorant les réalités de l’écosystème du libre.
Faire la promotion des institutions de l’Etat, instaurer des « partenariats avec le tissu économique », des « transferts recherche-industrie » (et toutes sortes d’autres tartes à la crème du discours politicien)... Les moyens deviennent les fins.
Un des critères affichés de la démarche de SPIP-Agora était la possibilité d’utiliser Oracle à la place de MySQL comme base de données. Evidemment, pour un site Web, c’est du gâchis pur et simple (surtout financièrement). De même, SPIP-Agora était « orienté objet » avec des « couches métier » : en pratique, quand on voyait le résultat, on se disait que l’approche bordélico-procédurale de SPIP était finalement plutôt sympa (sans compter le désastre des performances d’Agora). LibreSource a une « base propre en Java/J2EE », sans que l’on sache bien ce que cela apporte à l’utilisateur - mis à part qu’il faille utiliser un client spécifique écrit, lui aussi, en Java.
Mais la respectabilité est ici plus importante que la pertinence technique ou économique d’un choix, ou l’excellence de sa mise en oeuvre : le ressenti, l’affichage prime sur le réel. Pour une entreprise ou une institution, Java constitue une « base propre » : c’est un produit unique et une marque déposée dont la réputation est avant tout attachée à celle d’une multinationale, Sun Microsystems, ainsi que quelques autres gros vendeurs. Alors, de même qu’on affiche son adhésion aux logiciels libres (mais pas vraiment à l’éthique qui permet leur existence), on affiche son ralliement aux noms rassurants de l’informatique. Et tant pis pour l’« approche open source », puisqu’à la date où les choix techniques du projet ont été effectués (Libresource semble avoir été lancé en 2002/2003), aucune infrastructure logicielle sous licence libre - machine virtuelle plus bibliothèques - ne permettait de faire tourner des applications Java majeures : et il n’est pas certain aujourd’hui que cela ait changé.
Bien que friande de distributions GNU/Linux et autres logiciels libres communautaires, l’administration ne semble pas faire confiance au mode de fabrication de ces distributions : à savoir l’agrégation et le cimentage de multiples composants développés indépendamment, par des personnes et entités diverses, sans planning ni objectif communs. Pour ses propres projets, l’administration cède à sa peur maladive d’une prétendue inorganisation et décide de construire, en vase clos, des usines à gaz.
Pourtant, beaucoup de vrais projets libres, utiles et collaboratifs, émanent des services de l’administration.
Qu’est-ce qui les distingue des autres ?
Il apparaît bizarrement que parmi ces projets, les plus utiles sont aussi les moins mis en avant par la « communication officielle » des services de l’Etat... L’explication s’impose naturellement : ces projets n’ont pas été « impulsés par en haut », mais créés par des spécialistes compétents qui cherchaient à résoudre un problème tout en partageant leur réalisation avec d’autres. Au contraire des initiatives auto-labellisées « open source » que nous avons décortiquées, ces projets s’occupent assez peu du paraître : pas de charte graphique lisse et léchée ni de logo dessiné par une agence de communication, pas de communiqués tapageurs ni de louanges ministérielles.
Petit panorama des projets libres et utiles issus des organes de l’Etat (vous pouvez nous aider à compléter la liste) :
– Pari/GP, système de calcul formel ;
– Alliance, logiciel de conception de circuits intégrés ;
– SPIP-Eva, modification harmonieuse de SPIP destinée à l’éducation ;
– Sympa, célèbre gestionnaire de listes de discussion ;
– WIMS, logiciel de mathématiques interactif sur le Web ;
– ...
Résumons :
– d’un côté, un soi-disant « ralliement au libre » décrété autoritairement, une communication véhémente et prétentieuse des responsables politiques, produisent au final un gâchis (le fameux « argent public ») qui ne profite ni au citoyen, ni au libre, ni à l’administration ;
– de l’autre, des projets initiés en réponse à un besoin concret, sans l’appui du remue-ménage institutionnel, rencontrent un succès certain et fédèrent une communauté allant au-delà des usages de l’administration.
Bien sûr, il est idiot de vouloir donner une image d’Epinal des communautés du libre, et on ne prétend pas que l’Etat est incapable de lancer des projets d’envergure avec un véritable objectif d’utilité publique (on pourrait citer comme contre-exemples : les transports collectifs, la recherche fondamentale, etc.). Mais, pour ce qui est du logiciel libre, l’administration se borne souvent à le considérer comme un paquet fonctionnel « code informatique plus licence juridique » et préfére balayer l’éthique et les pratiques communes du libre sous le tapis. Ce qui, bien entendu, produit des résultats désastreux.
[1] SPIP-Agora, toujours développé, reste actuellement basé sur la version 1.7 de SPIP...