Accueil Libroscope

Logique d’innovation et logiciel libre.

Licence Art Libre

A la une

Gestion de la créativité

Innovation

plan du site
–  jeudi 10 octobre 2002, par Julien Tayon

Vous aimez chanter, vous n’appréciez pas la discipline ou le genre enseigné dans un conservatoire de musique, que faites vous ?

Vous lancez votre propre groupe !

Votre passion est de faire des logiciels, vous n’aimez pas les contraintes de l’entreprise pour faire du logiciel, que faites-vous ?

Vous lancez votre propre projet logiciel libre !

L’innovation est avant tout une histoire de déviance : si l’innovation était la norme -dans les entreprises notamment- ces dernières ne chercheraient pas les moyens de l’obtenir [1] .

Du point de vue de l’organisation

La règle sociale constitutive d’une entreprise qui produit des services pour ses clients ne peut exister sans la certitude de pouvoir reproduire de manière quasi-identique une procédure (logique de contrat). Sinon, la notion même de produit n’existerait pas. L’entreprise bâtit ses règles autour d’une notion de « one best way » [2]. En effet, peut-on vendre un produit ou espérer attirer des investisseurs en s’appuyant sur des prestations aux résultats incertains, non-reproductibles ? La création aboutit à un résultat ou un produit inconnu auparavant. D’autre part les modèles de développement [3] des entreprises se basent sur la capacité à planifier, anticiper les résultats. Ce difficile équilibre entre certitude et probable est à l’origine de la difficulté à lier l’innovation et sa pratique dans l’entreprise.

image 32 x 32

Coût humain

Ce n’est pas tant la rareté des créatifs qui fait leur coût que leur incapacité à être remplacés : que peut-on faire si une personne centrale dans un processus créatif meurt d’une crise cardiaque alors que tout n’est pas terminé ?
Rien. Et c’est bien là le problème ; les hommes créatifs ne sont pas interchangeables, et leur recrutement ne peut se baser uniquement sur des critères prévisibles tels que le diplôme, le sexe, la taille du crâne... De plus, dans un contexte de phobie de l’incertitude (voire du risque), il faut aussi se poser la question du temps nécessaire pour trouver une idée exploitable commercialement. Le temps nécessaire à l’innovation est difficilement quantifiable, et l’incertitude est probablement le coût majeur de l’innovation.

image 32 x 32

Coût organisationnel

En reproduisant les règles formelles pour faire une tâche on obtient des résulats similaires. Que l’on se réfère à Paul Feyerabend [4] ou à Norbert Alter, l’innovation s’inscrit dans une logique de rupture avec la règle. Au « one best way », qui conduit à des impasses, se substitue le « TIMTOWTDI » [5] nécessaire à la création. L’innovation, légitime pour sortir d’une impasse technologique (production de bien ou d’idée) ou procédurale, implique la transgression de règle formelle. Au « tout le monde sait que » (règle formelle) se substitue le « et si nous essayions ». Ainsi, le formel de l’entreprise s’oppose à l’innovation. Les tenants de la hérarchie de statut (hiérarchie bureaucratique) vont s’opposer aux tenants de la hiérarchie de compétences (opérationnel) sur la base de la création d’incertitude. Seulement, sans légalité, l’entreprise n’existe plus.

image 32 x 32

Le revenu organisationnel

Après s’être intéressé aux coûts, nous pouvons nous intéresser aux revenus de l’innovation. La question est la suivante : que vaut une entreprise qui fait/produit tout comme ses concurrents avec six mois de retard, et qui dépend des brevets de ses concurrents ?

L’entreprise se doit de disposer d’un avantage concurrentiel, une niche sur laquelle ses concurrents ne peuvent pas produire à l’identique ou à un coût aussi bas. Pour cela l’innovation est nécessaire. Et quand toutes les entreprises concurrentes innovent, il faut innover encore plus.

L’innovation, c’est augmenter l’incertitude de ses concurrents à pouvoir dominer le marché. L’entreprise est contrainte à intégrer l’innovation de façon opérationnelle.

image 256 x 167

Du point de vue de l’individu

La plupart des écrits sur ce sujet sont issus de créatifs ; leur point de vue est assez clair : l’individu créatif ne voit pas un monde où tout est économie, il existe un monde où le plaisir de créer existe. Pour satisfaire sa dépendance, le créatif est prêt à faire des efforts, à s’intégrer à l’entreprise. Il est aussi prêt à innover en ce qui concerne ses pratiques si son but premier ne lui est pas accessible.

Le plaisir de créer est comparable à devenir adulte : « retrouver le sérieux que l’on mettait étant enfant à jouer » (F. Nietzche). Être créatif étant à la base un travail de déconditionnement intellectuel, il en va de même avec le chapître organisationnel. En effet, quelqu’un qui remet en cause la pertinence de la loi de Newton à laquelle il est soumis tous les jours, n’a pas un fossé intellectuel à franchir pour remettre une loi considérée comme aussi immuable : la hiérarchie [6] De la même manière qu’il existe une grille d’enjeu pour l’organisation, il en existe une pour les individus créatifs au sein de l’organisation.

image 32 x 32

Moyens pour la création

La création nécessite des moyens qu’un individu seul ne possède pas. L’entreprise ou l’institution publique avec toute son infrastructure est idéalement l’endroit de la création. Non seulement, elle rémunère l’individu, lui offre des moyens, mais en plus apporte la reconnaissance liée à la diffusion de la création. Qui plus est, elle apporte une légitimité nécessaire pour dialoguer avec des pairs.

image 32 x 32

Contraintes

Les règles formelles sont le premier obstacle à l’innovation. La hiérarchie est la croyance que les règles établies mènent à un résultat optimal, l’innovation est la quasi-certitude que l’on peut faire mieux. L’inventivité implique une remise en cause permanente des éléments qui nous entourent. L’entreprise, avec son corpus de règles formelles, est un mauvais terrain de jeu.

image 32 x 32

TIMTOWTDI : le logiciel libre

Le mécénat ayant disparu, les créatifs sont aujourd’hui contraints de vivre au sein d’organisations publiques ou privées. Néanmoins, la chance est que la créativité n’est pas comme le travail manuel : on est créatif au plus deux à trois heures par jour. Ainsi, le temps libre disponible aujourd’hui permet à certains d’avoir une activité créatrice en terme de hobby. Le but étant la création, et la révolution trop fatiguante, l’alternative est le vote avec les pieds. Les créatifs sont physiquement dans les entreprises, leurs créations, elles, peuvent se retrouver sur Internet si les contraintes sont trop fortes.
Pour ceux qui aiment le logiciel, cela s’appelle la communauté du logiciel libre (et/ou Open Source).

image 32 x 32
image 107 x 73

Ainsi, l’injonction à appartenir à l’entreprise corps et âme ne marche que sur les esprits légalistes [7]. Or une personne qui croit que toute loi peut être amliorée aura tendance non à enfreindre l’aspect légal de l’entreprise, mais à générer une nouvelle légalité (ou légitimité). Ainsi, le fait qu’un nombre important de contributeurs du logiciel libre soient des professionels en place dans des entreprises peut siginifier l’inadéquation de l’entreprise avec la créativité. Le logiciel libre peut aussi se concevoir comme un mouvement pour faire pression sur les entreprises afin de réformer leur fonctionnement. En effet, le logiciel libre représente une forme de concurrence déloyale à l’égard des entreprises qui doivent payer des salariés pour atteindre le même résultat. La licence la plus utilisée (la GPL) empêche justement la réappropriation du travail par les entreprises.

En fin de compte innovation et entreprise se confrontent car l’une repose sur la certitude, et l’autre sur l’incertitude. L’opposition semble inconciliable, autant que les probabilités et l’analyse. Pourtant comme dans le domaine des sciences, nous tatonnons, et gageons que les pratiques créatives seront un jour autant intégrées à l’entreprise que la mécanique quantique à la physique : l’incertitude ne remet pas en cause l’entreprise, seulement certains paradigmes de gestion (des ressources humaines notamment) et de planification. Il n’y a aucune raison pour que des pratiques organisationelles innovantes n’apparaissent pas en entreprise a priori.

Le logiciel libre fontionne comme un idéal de modèle d’organisation innovante. L’entreprise innovante, qui adopterait les méthodes du logiciel libre aurait l’avantage d’attirer à elle des créatifs hors-pair. L’entreprise qui ne désire pas changer sa structure mais profiter des innovations liées au logiciel libre peut mécéner un développeur :
 proposer une prestation à temps partiel où le membre de la communauté peut avoir le temps et les moyens techniques de participer à son projet ;
 faire intervenir la personne sur des problématiques où il est spécialiste.

Pour en savoir plus lisez nos précédents (et futurs) articles :)

Références

Analyses

image 30 x 16
Économie de l’innovation (Dominique Guellec)
image 30 x 16
Organisation et innovation : L’innovation ordinaire (N. Alter)
image 30 x 16
Organisation et innovation : Une gestion du désordre (N. Alter)

Propositions pour le développement logiciel

image 30 x 16
Rapid development (Steve McConnell)
image 30 x 16
Le mythe du mois-homme

Logiciel libre et innovation

image 30 x 16
Analyse sur le logiciel libre
image 30 x 16
Étude des motivations des développeurs logiciels libre

PS : le logo de l’article est une image utilisée avec l’autorisation de son auteur Gérard Boudjema

[1La Palisse 2002

[2Le « one best way » désigne à la fois la croyance dans une meilleure façon de faire et dans son unicité

[3Modèle de développement ou Business Plan pour les anglophones invétérés.

[4Against Method (London : 1975) ; Revised edn (London : Verso, 1988)

[5There Is More Than One Way To Do It on peut toujours faire de plusieurs manières. Cette expression peut aussi être rendue par l’expression le système D

[6du grecque hiéros (sacré) et archein (dominer). Organisation basée sur la croyance que l’on doit obéir à quelqu’un car il a un statut de chef. Voire soumission volontaire.

[7Un contrat de travail (en France) est constitué dès lors qu’il y a au moins :
 versement d’un salaire,
 et subordination à une autorité.

Le contrat de travail peut être vu comme un contrat de propriété où l’individu renoncant à son libre arbitre au sein de l’entreprise devient une propriété (homme prévisible).

forum