Les licences Creative Commons font fureur. Elles associent une grande simplicité d’utilisation, une présentation accessible à tous et un discours attrayant sur le thème du partage de la culture et de la connaissance. Tout « créateur » peut se rendre sur le site officiel Creative Commons et choisir en quelques clics une licence juridique pour son oeuvre, fût-elle logicielle, littéraire, ou artistique.
Cependant, les différentes licences proposées par l’initiative Creative Commons ne sont pas aussi ouvertes les unes que les autres. La majorité de ces licences affirment une conception privative de la mise à disposition d’une oeuvre, identique à celle du logiciel propriétaire gratuit [1].
Raphaël Rousseau décortiquait déjà la fausse bonne idée que constitue la clause n’autorisant que les utilisations « non commerciales ». Nous exposons quant à nous un cas exemplaire de l’utilisation d’une licence Creative Commons pour maquiller une
initiative privative en projet communautaire « ouvert ».
Le récent site Web Opquast est la vitrine d’un projet visant à lister « les bonnes pratiques des services en ligne » (c’est-à-dire les services disponibles via une interface Web consultable à distance). Il s’agit en fait d’une compilation de règles issues de plusieurs domaines de compétences :
La netiquette au sens large : c’est-à-dire les règles classiques de l’Internet. On lira par exemple : « aucun objet multimédia de plus de 50 ko (image ou autre) n’est envoyé sans avertissement préable, prévisualisation ou affichage progressif » : en effet, la netiquette nous enseigne que la bande passante n’est pas gratuite et que tout le monde n’a pas une connexion haut-débit.
Les règles de propreté et d’accessibilité des pages Web telles qu’édictées habituellement par les sites spécialisés. Ainsi, dans une page Web correctement réalisée, « les champs de formulaire sont associés à leurs libellés (exemples : éléments
<label>
, <id>
, <for>
) » : afin de faciliter le remplissage des formulaires aux personnes déficientes.
Les règles de respect du client en matière commerciale. Par exemple « les frais d’emballage et d’expédition sont indiqués avant la validation définitive de la commande ».
Toutes ces règles ne sont pas nouvelles. Elles sont issues de compétences préexistantes et assez largement répandues, et beaucoup d’entre elles sont déjà codifiées ailleurs. Le travail effectué par Opquast est majoritairement un travail de compilation et de (re-)formulation.
Les travaux issus de ce projet sont et seront disponibles sous une licence entièrement propriétaire, la licence Creative Commons by-nc-nd, qui interdit aussi bien les oeuvres dérivées que les utilisations « commerciales ».
Cela signifie qu’il est absolument impossible, par exemple :
d’intégrer la liste des bonnes pratiques à un document plus large sous une licence libre, ou d’améliorer la liste sans attendre que les modifications soient acceptées et intégrées par l’équipe dirigeante (si elles le sont) ;
d’imprimer ces bonnes pratiques et de les distribuer en échange d’une participation aux frais, ou de les utiliser dans le cadre d’une formation dispensée à prix coûtant (ou dans tout autre cas tombant sous l’épithète « commercial » dans la terminologie définie par la licence Creative Commons).
En guise d’explications au caractère « non commercial » de la licence, la FAQ décline le thème classique du juste retour sur investissement : « En contrepartie de la mise à la disposition de ce travail considérable au public et du portage du projet, la société Temesis se chargera de l’exploitation de l’outil pour des utilisations commerciales ainsi que de la délivrance de licences d’utilisation pour des sociétés commerciales souhaitant vendre des prestations sur la base de ces bonnes pratiques (consultants, formateurs, certificateurs etc.). »
On y lit plus loin : « Malgré le fait que le travail initial ait été effectué par une société commerciale, les bonnes pratiques ont été mises au point et enrichies avec l’aide de la communauté. Cette participation de la communauté à la mise au point des bonnes pratiques implique que tous puissent y avoir librement accès. »
La mise à disposition sous licence non-commerciale interdisant la modification est donc présentée comme une largesse, non comme une restriction. Or il existe des sociétés qui distribuent des oeuvres entièrement libres, sans se voir spolier d’une rétribution de leur travail [2]. De plus ces oeuvres se limitent rarement à un travail de compilation.
La FAQ enfonce le clou quant à l’interdiction de produire des oeuvres dérivées : « Nous ne souhaitons pas autoriser dès le début du projet des acteurs modifier ces bonnes pratiques ou en sélectionner seulement des parties spécifiques pour en décliner des référentiels spécifiques ou sectoriels qui s’opposeraient au principe même du projet et qui consiste véritablement à « rassembler » sur un socle commun. »
Quel est ce « socle commun », et qui veut-on « rassembler » autour de ce socle ? Eh bien, il suffit de relire le passage cité plus haut : « la société Temesis se chargera de l’exploitation de l’outil pour des utilisations commerciales ainsi que de la délivrance de licences d’utilisation pour des sociétés commerciales souhaitant vendre des prestations sur la base de ces bonnes pratiques (consultants, formateurs, certificateurs etc.). »
Le « socle commun » est donc la garantie pour Temesis de prospérer en opposant une barrière juridique à l’utilisation commerciale d’Opquast (barrière qu’elle pourra lever moyennant finances), et en évitant l’apparition d’oeuvres dérivées qui relativiseraient le rôle et donc la renommée de l’éditeur central, c’est-à-dire, la société Temesis. Celle-ci profite des contributions de la communauté - tant au niveau du contenu (les fameuses bonnes pratiques) qu’en terme d’accumulation de réputation - et privatise les retombées financières des « bonnes pratiques », ne laissant à la « communauté » que des miettes sous forme d’une licence d’utilisation aussi restrictive que celle d’un logiciel freeware sous Windows.
La combinaison des clauses d’utilisation « non-commerciale » et d’interdiction d’oeuvres dérivées permet ainsi à la société éditrice de rafler la mise en obtenant un monopole de révision et d’exploitation commerciale sur les « bonnes pratiques » validées et popularisées par la communauté. Nous retrouvons le modèle classique de la rente de situation, pimenté d’une stratégie d’appropriation du travail collectif ressemblant à celle de SourceForge / VA-Linux.
Et la Creative Commons dans tout ça ? Après tout, une licence propriétaire quelconque aurait fait l’affaire... Oui, mais les licences Creative Commons bénéficient d’un capital sympathie énorme, au point que de nombreux militants du libre semblent oublier que certaines licences Creative Commons sont aussi propriétaires qu’une licence Adobe ou Microsoft [3]. On nous explique donc que si le contenu du site Opquast est placé sous licence propriétaire Creative Commons, c’est au nom du « principe de la circulation d’information et du partage de celle-ci »... Rien que ça !
Décidément, voilà de bonnes pratiques bien juteuses, n’est-il pas ?
Mise à jour : le contenu proposé Opquast a changé de licence et est désormais placé sous une double licence GPL et propriétaire (à savoir : droit d’utilisation gratuite sous les termes de la GPL, possibilité d’accord payant pour les personnes qui voudraient s’affranchir des « contraintes » de la GPL en cas de redistribution).
Au sujet de cette double licence, lire « Les bonnes pratiques ? Libres, si je veux ! ».
[1] Les fameux logiciels freeware, très développés sous Windows.
[2] On citera par exemple MandrakeSoft ou MySQL AB.
[3] Ainsi on trouvera un « article sur les dynamiques du logiciel libre » placé sous licence propriétaire Creative Commons « non-commerciale ».